jeudi 9 juillet 2015
L’escale à Marina di Campo s’avère ultra rapide. La houle est impressionnante et insupportable, j’ai même peur d’ouvrir le placard pour prendre une tasse de café, tellement le bruit provenant de l’intérieur est menaçant. Certains de nos voisins sont déjà partis durant la nuit, d’autres ont eu le courage (ou seulement la flemme) d’attendre le lever de soleil, mais maintenant, à 7 heures du matin, on est tous sur les ponts avant pour lever les ancres de nos bateaux et quitter ces montagnes russes sur l’eau. Nous partons sur les traces de Costa Concordia : cap sur Giglio !
Nous partons sur les traces de Costa Concordia : cap sur Giglio !
Le bateau navigue bien vite sous gennaker, mais à un moment je descends en bas pour préparer le petit déjeuner pour Julie, fraîchement réveillée, et le tangage en bas, ainsi que la vue de l’eau au niveau des hublots latéraux, perturbent mon oreille interne. Pas bon signe – c’est le mal de mer assuré. Je sors en vitesse en attrapant avidement une bouffée d’air frais mais c’est déjà trop tard et je suis obligée de m’allonger pour estomper les nausées naissantes. Julie rigole en m’assurant qu’elle ne sent rien du tout, mais au bout de quelques minutes, je la vois prendre progressivement la position horizontale, étendue sur le coté du cockpit. Patrick somnole derrière la barre, avec un œil rivé sur l’horizon devant nous, et l’autre fermé, finissant sûrement le rêve de la nuit.
Les heures passent et le vent, déjà pas très fort, faibli. A présent on est carrément ballottés sur la mer au grès des vagues : un coup à droite, un coup à gauche et on recommence… Pas d’autre moyen que de mettre en route le moteur pour finir au plus vite avec cette danse ridicule et désagréable. Ça va mieux maintenant et surtout on avance un peu plus rapidement. Bientôt les contours de l’île de Giglio deviennent des formes plus reconnaissables. Scrutant l’horizon en guise de repère visuel , j’aperçois soudainement un endroit paradisiaque, tel un mirage : quelques voiliers immobiles au fond d’une baie, une belle plage au fond et surtout une eau turquoise et complètement plate autour…
– « Patrick » crie-je avec une voix rauque digne d’un pauvre touriste perdu au milieu de Sahara en lui montrant d’une main tremblante ce plus bel endroit du monde, au moins en ce moment
– « Tu vois ça ? ». Je me dis que les chances d’une hallucination collective sont assez faibles.
– « Oui, c’est quoi ? » répond mon mari. Assurée que ce n’est pas mon imagination qui me joue les tours je réplique :
– « Je ne sais pas mais ça a l’air d’un paradis sur terre. Vas-y, fonce ! ».
Sans se poser plus de questions Patrick déroute le navire et met le cap vers la petite baie. Plus on se rapproche, plus le vagues se lissent pour disparaître enfin, laissant la place à la surface immaculée d’eau cristalline d’une couleur bleu-ciel-émeraude…
Nos sens endormis par cette traversée éprouvante s’éveillent à présent et nos corps sortent de la léthargie. Je suis la première dans l’eau, suivie de très près par Julie et Kiki. Un instant après, effectuant un spectaculaire plongeon (ce qu’il ne fait que très rarement dans les conditions habituels), Patrick nous rejoint pour une baignade familiale. C’est une idylle! L’eau est chaude, agréable comme de la soie la plus fine, enveloppant nos silhouettes. On se laisse flotter reposant nos corps et nos esprits. Tous sauf Kiki bien sûr, qui d’une, ne peut pas trop se reposer en nageant sinon elle coule comme une pierre, et de deux, qui à vu les rochers à quelques dizaines de mètres de là. L’envie de poser ses 4 pattes sur un sol qui ne bouge pas dans tous les sens lui donne des ailes (ou plutôt un turbo moteur) et elle fonce vers le rivage. Patrick décide de l’accompagner pendant qu’avec Julie, on sort nos masques de plongée pour découvrir la faune et flore sous-marines. Au bout d’une heure de la farniente complète, on sort, tous ramollis par l’eau, pour manger une petite salade et on ressaute hâtivement dans le grand bleu. C’est parfait, sauf un seul petit inconvénient : il n’y a pas de glaces ici ! Une petite virée au port de Giglio s’impose inévitablement.
On reprend notre route bien décidés de revenir à cet endroit magique dans la soirée. Mais pour l’instant l’esprit de Patrick est occupé à choisir virtuellement les parfums de glace de son futur méga-cornet. Il met les tours et on brise les vagues naviguant rapidement vers le lieu de dernier repos de la grande Costa Concordia. Échouée exactement à l’endroit de notre mouillage préféré de Giglio, le spectaculaire navire a été démantelé un peu plus tôt cette année, mais une énorme grue installée sur une barque, témoigne le lieu de la tragédie et brise la tranquillité de ces paysages pittoresques en rappelant que le malheur peut frapper même au paradis. Un peu perdus, car les fonds marins devant Giglio sont plutôt abruptes (entre 40 et 100 mètres de profondeur) et le seul endroit accessible pour nous, avec quand même 20 m du vide sous la quille, est situé dangereusement prêt de la grue et d’autres installations techniques, on décide de faire un tour de reconnaissance. A peine nous démarrons notre repérage secret, qu’un grand zodiac avec un grand monsieur barbu et aux cheveux blancs rassemblés en catogan, sort en crissant les bouées, tel les coast guards dans les films américains, et nous fait presque virevolter avec les vagues de son embarcation. Il commence à crier beaucoup de choses, dont je réussie à comprendre « pas possible » et « canal 13 ». C’est déjà pas mal, vu la rapidité avec laquelle il rejette les amas de mots, dans une ambiance générale plutôt agressive. Je lui fais le signe de la main, comme quoi nous avons bien compris l’idée principale de son message, mais il n’a pas l’air confiant et nous suit encore pendant 50 mètres pour être bien sûr qu’on ne fera pas de demi tour pour planter notre ancre au milieu de la zone interdite. « Canale 13 » crie-t-il en guise d’au-revoir et repart avec son beau semi-rigide de l’autre côté de la baie, sûrement pour réprimander un autre malheureux. « On fait quoi » je demande à Patrick, un peu déconcertée pour m’être fait disputer. « On appelle le canal 13 et on demande une place pour une heure » répond Patrick. Pas une mauvaise idée, j’acquiece et je prend la barre pour que le capitaine puisse descendre en bas et appeler le port par la VHF. Il remonte 10 secondes plus tard « Il n’y a plus de place » annonce-t-il. « Pourquoi alors il nous a dit d’appeler la capitainerie ??? ». Ma question reste sans réponse… Ah ces Romains…
Catégoriquement décidé à manger sa glace, Patrick ne renonce pas et contourne les rochers derrière le village, pour en découvrir une petite baie toute mignonne et tranquille, entourée par les falaises, quelques habitations et les lauriers roses. Le tanker mouillé à l’entrée de la baie témoigne selon Patrick de la bonne qualité de mouillage et on scrute les indications de notre sondeur, qui, couplé à la carte marine, nous permet de choisir un endroit idéal, pas très profond (12 m quand même), pour jeter notre ancre. Je me positionne à mon poste habituel, sur le pont avant à proximité du guindeau, avec la télécommande dans une mains et la manivelle de winch dans l’autre, prête à entamer la procédure de mouillage. Arrivé au bon endroit Patrick lance « Lâche tout ! » et moi, tel un vieux loup de mer j’exécute l’ordre à la lettre, en descendant d’abord l’ancre avec la télécommande et en ouvrant ensuite la vis du guindeau, pour que le poids de l’ancre puisse entraîner la chaîne dans une chute rapide, bruyante mais surtout efficace. Consciente que la zone est plutôt profonde, et que l’ordre de Patrick semble plutôt justifié, je m’arrête quand même à quelques 5 m de fin fond de notre baille à mouillage. Quand le bruit résonnant dans ma tête s’estompe un peu, je me rend compte que Patrick et Julie sont en train de hurler en ma direction. « T’es malade ou quoi ??? » je commence à saisir plus distinctement le sens des cris de mon mari. « Mais pourquoi t’as tout jeté? Mais ça ne va pas ta tête ? ». Je reste abasourdie un petit moment « Mais comment ça ? » je m’écrie à mon tour « Tu m’as bien dis de tout lâcher! » « C’était une façon de parler ! » répond Patrick. Là, je deviens carrément furieuse « Comment ça une façon de parler ? Ce n’est pas le temps de faire du sens figuré ici. Tu dis lâche tout et je lâche tout, c’est tout ! » « Mais t’as quand même un cerveau. Tu vois pas qu’on est à 20 m de rochers ? » continue à m’assassiner mon mari. « Mais c’est toi qui m’as apprit qu’un marin ne doit pas réfléchir, mais obéir aux ordres ! » je riposte, de plus en plus vexée. « Et en plus je n’ai pas tout jeté. J’en ai laissé quand même un peu… » j’ajoute en montrant quelques malheureux maillons au fond de la baille à mouillage. Le visage de mon mari montre le sentiment situé quelque part entre la rage et le désespoir. « Ben, il faut maintenant que tu remontes tout ça. » dit-il avec un peu moins de colère dans sa voix. « Tu vas te le remonter toi même » – je réponds en lui lançant la télécommande et en m’installant dans le cockpit. Ma colère à moi est toujours présente : « Mais quelle idée… » – je marmonne dans le vide « une façon de parler… Mais n’importe quoi… ».
Un nouveau juron provenant de l’avant du bateau interrompt le flux de mes pensées. « Mais qu’est ce qui se passe encore » – je demande en voyant Patrick se défouler sur la pauvre télécommande, un bout de chaîne toujours pendouillant à l’avant du bateau. « Et ben voilà » me répond Patrick, à nouveau tourmenté par le ciel qui lui tombe sur la tête « A cause de toi la télécommande ne veut plus marcher ». C’est ça… Comme si j’avais un pouvoir magique de décharger les piles. De l’autre coté il n’a peut être pas tout à fait tort, vu le nombre de montres qui se sont arrêtées toutes seules de marcher autour de mon poignet… Pas le temps de me défendre à ce moment. J’attrape la sœur jumelle de notre télécommande bleue et je cours à l’avant du bateau, en appuyant frénétiquement sur le bouton « UP ». Rien y fait, le guindeau ne bouge pas d’un poil. Patrick repart dans le cockpit et en quelques secondes il démonte la console électronique située juste derrière la barre, pour brancher manuellement quelques fils qu’il croit indisciplinés. J’entends un click provenant de la baille à mouillage puis plus rien. Encore un click et à nouveau le silence. Je partage ma découverte avec le capitaine « Ça fait du bruit à l’intérieur ! » Je ne pouvais pas être plus précise techniquement parlant. Patrick pousse un nouveau cris de colère « C’est le guindeau qui a lâché ! Et m….ince !». De mon coté, je ne me fais pas plus de soucis que ça. En tant que la version contemporaine et un peu mieux coiffé de McGyver, mon mari trouvera sûrement une solution, avec un rouleau de scotch, deux allumettes et du fil dentaire. On remonte les derniers mètres de la chaîne et l’ancre à la main et je me positionne derrière la barre pour entamer mes aller et retours devant le mouillage, faisant attention de ne pas me mettre à travers de la houle.
Les minutes, puis des dizaines de minutes passent sans aucune nouvelle provenant de la cabine avant – le temporaire quartier général des travaux. Je me concentre alors sur ma tâche, et en virant pour une énième fois du bord, j’aperçois deux silhouettes sombres sautant de l’eau. « Julie, les dauphins ! » je crie en direction de ma fille, en me rendant compte au même moment qu’il y a comme quelque chose qui cloche avec mes dauphins. C’est leur queue qui paraît bien bizarre « Mais non, Julie ! C’est ne sont pas des dauphins, mais des énormes thons » je précise, pour que ma fille soit fière d’avoir une maman zoologiste. « Wow… » s’émerveille Julie quand les nageoires dorsales fondent la surface de l’eau pour la dernière fois avant de disparaître «Je ne savais pas que les thons ont des aussi logues nez… » « ??? » Mince, je me suis encore loupé : involontairement et sûrement inconsciemment nous avons eu le privilège d’assister à une chasse d’espadons…
Une heure plus tard, après un coup de téléphone bref mais bien explicite à Olivier, notre gourou technique et mécanique, le diagnostique tombe tel une condamnation : notre guindeau est mort. Il va falloir en commander un nouveau et cela dans les plus brefs délais. Très déconcerté par la nouvelle, Patrick renonce à son méga-cornet de glace et décide qu’on passera la nuit à notre mouillage de midi, beaucoup moins profond que celui derrière le port. Pas de problème, je mets un peu plus de gaz et je dirige mon navire vers le soleil couchant.
Même si la poisse et les différentes aventures nous tombent sans arrêt sur la tête, je suis plutôt prévoyante et prudente en ce qui concerne notre navigation. Malheureusement Patrick a parfois du mal à saisir cet aspect de ma personnalité et en sortant du fond de sa tanière il jette un coup d’œil aux alentours avant de crier « Mais qu’est ce que tu fous à 300 mètres de la côte ?! Tu retournes à Elbe ou quoi ? » Je ne me laisse pas démonter « C’est pour éviter les rochers » je réponds tranquillement. « Mais quels rochers ? Tu n’as pas remarqué que ça tombe à pique par ici ? Et en plus on a carrément rasé la côte en allant au port. » Apparemment cela ne m’a pas marqué plus que ça. Vexée de m’être encore fait engueuler, je laisse la barre à Patrick et je m’assoie dans le cockpit. C’est un de ces moments où je me demande qu’est ce qu’une fille du nord fait sur un bateau dans le sud…
Naviguant plus près de la côte, notre destination finale se rapproche beaucoup plus rapidement et en prenant un grand virage à gauche on aperçoit déjà au loin les mâts de nos voisins de midi. Mais au jeu « Trouve 7 différences entre ces deux images » il y a au moins une qui saute aux yeux tout de suite : les bateaux ne sont plus immobiles comme plus tôt dans la journée, mais se balancent de gauche à droite au fil des vagues. La houle a changée du sens et entre dans notre petit paradis de pleine face. « Moi, je vais pas là bas » je me dépêche d’annoncer, comme si je pouvais quitter le navire et faire mon chemin à pieds. « Ben où tu veux aller alors ?» me demande Patrick. « On revient vers le mouillage derrière le port. Au moins il n’y a pas de vagues là bas ». Étrangement silencieux, le capitaine effectue un virement du bord de 360° et on repart exactement d’où on vient, telle une jeune fille indécise. Faisant la course avec le temps pour garder n’est-ce le minimum de la lumière du jour pour le repérage visuel, nous arrivons à la destination une quinzaine de minutes après le coucher du soleil. Les glaces de Giglio, la visite du port, la Costa Concordia, tout ça est loin derrière nous à ce moment. Ce qui préoccupe nos esprits c’est comment passer une nuit tranquille dans cet endroit inconnu, profond et entouré de rochers, et pouvoir en repartir le lendemain. Je me positionne à l’avant, en répétant dans ma tête la procédure de lancement d’ancre sans guindeau et cela me rappelle le retour de notre transat, une dizaine d’années plus tôt. Coincés pendant 21 jours quelque part dans l’Océan Atlantique, sous une pétole complète, nous avions épuisés toutes nos ressources énergétiques, au point, qu’une fois arrivés à Horta, dans les Azores, sous voiles et sans une seul goutte de gas-oil dans le réservoir, on n’avait autre choix que de jeter l’ancre à la main au beau milieu du port.
Heureusement on n’est pas là, et au moins le moteur marche parfaitement bien (je touche du bois quand même). J’attache le long bout vert à l’ancre, je le fixe sur le taquet du pont et avec la manivelle je dévisse le guindeau. Je suis prête. Enfin presque, car quand Patrick me donne le signe de lâcher le mouillage, il s’avère que je n’arrive pas à soulever l’ancre d’un caramel. « C’est coincé ! » je crie en direction du cockpit. Julie intercepte le message et le transmet, comme dans le jeu du téléphone arabe, à son destinataire. Visiblement mécontent, mon mari arrive en courant, d’une seule main fait basculer l’ancre en avant, jusqu’à elle tombe dans le vide, et repart ni vu ni connu à son poste. Il ne faut pas se décourager, allez, on recommence la manœuvre. Cette fois ci, la chaîne part toute seule et je la suit d’un œil, l’autre rivé sur mon mari en attente de ses éventuels recommandations. Tout se déroule comme sur des roulettes et une fois le moteur coupé, on se retrouve dans le silence presque absolut, entourés de la verdure mélangé aux falaises abruptes. « Vous êtes sûrs qu’on ne va pas déraper sur les rochers ? » demande Julie, qui pour la première fois de sa vie elle se sent concernée et responsable de son bateau et sa maison. « Main non, ma chérie » je la rassure, étant moi même pas complètement convaincue.
La nuit s’installe au dessus de Giglio et avec elle, le vent. Il souffle à quelques 20 – 22 N, en nous promenant comme sur une laisse, sur un quart du cercle dessiné par notre chaîne. On se dit pas inquiets du tout, mais par précaution, on s’installe tous les trois dans le cockpit, et pas complètement sereine je prends le premier quart du nuit. « Tout va bien se passer » je me répète une mantra dans la tête « Tout va très bien se passer… ».
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