Lundi 6 juillet 2015
Une des grandes particularités de Bastia est incontestablement son nuage. Accroché par des cordes imaginaires ou seulement invisibles à l’œil nu, il est suspendu au dessus de la ville, protégeant ses habitants d’un ciel trop bleu. Et pourtant il fait bien beau à Bastia ce jour la et la chaleur devient même étouffante.
Après une bonne nuit de sommeil, nous nous réveillons tous d’excellente humeur, au point de commencer la journée par une bonne baignade matinale, même avant le petit déjeuner. Peu avant 9 heures, tous prêts et en position, on entame notre approche pour entrer au vieux port de Bastia, pour profiter d’une journée d’électricité et résoudre les derniers soucis logistiques. Le port est tout calme à cette heure matinale et on décide d’accoster tout seul, comme les grands, à côté d’un bateau Amel sur le ponton d’accueil. Ses habitants sont déjà debout à siroter un café, confortablement installés dans le cockpit. Non que notre approche soit dangereuse ou mise en péril par les coups de vent violent, mais le quai d’accueil de Bastia est ingénieusement muni d’une petite marche de 40 – 50 cm de largeur et cachée à fleur de la surface de l’eau, rendant impossible de reculer jusqu’au bout. De ce fait, pour amarrer le bateau, il faut effectuer un saut périlleux d’un mètre. Fastoche, vous vous dîtes ?
Ben, ça peut paraître pas beaucoup sur la terre ferme ou en jouant dans le sable, mais là, avec un vide (rempli d’eau tout de même) et le bord du quai plutôt abrupte et menaçant, j’ai comme une petite appréhension. Je trouve une technique, pas très glamour je dois admettre, pour contourner le problème : je me laisse glisser à quatre pattes jusqu’à la marche, verte et glissante à cause des algues, et je grimpe vite sur le quai. La première étape accomplie. Je récupère le premier amarre, le passe rapidement dans l’anneau avant de renvoyer à Patrick. Puis je soulève la pendille pour que Julie puisse l’attraper avec la gaffe. Il ne me reste que revenir sur le bateau en sautant dans le sens inverse, beaucoup moins dangereux à mon goût, pour ensuite courir à l’avant et attacher le bateau à la chaîne mer. Patrick me rejoint pour me prêter main forte et on tire sur la pendille pour positionner notre navire à une distance convenable du quai.
Quand on revient vers le cockpit, on aperçoit nos voisins, leur café toujours à la main, nous regardant avec un grand intérêt, comme si notre amarrage constituait une substitution Corse de « Télé matin » estival. Avec un immense regret on constate que l’esprit d’entre-aide entre les marins est en voie de disparition. Il y a 14 ans, quand j’ai commencé à naviguer, j’étais bluffée par cette solidarité entre les voileux, qui prenaient soin des uns des autres, comme s’il s’agissait de membres de leur propre famille. Même par beau temps, il y avait toujours quelqu’un sur le ponton, pour nous accueillir, nous passer les amarres ou juste pour être là au cas où. Et nous faisons la même chose pour les autres, c’était naturel et évident. Aujourd’hui, peut-être à cause de la démocratisation des bateaux à voile, car on n’a même pas besoin de permis bateau pour en louer un, n’importe qui peut se poser derrière la barre en s’improvisant un loup des mers et le rois des océans. Et pourtant, la voile ce n’est pas uniquement les connaissances techniques, mais aussi le respect de la mer et la courtoisie non-écrite envers les autres…
Bref, notre matinée continue dans l’effervescence des petits boulots, des réparations et des modifications des installations existantes. En ce qui me concerne, c’est plutôt un grand moment de solitude devant mon ordinateur, mais ma concentration est soumise à une rude épreuve par l’arrivée d’un groupe des jeunes, qui viennent de l’autre rive du port, tous habillés et en chaussures, … en nageant. Ils sortent de l’eau tels des sirènes, pour s’exercer aux sauts de la petite plate-forme au pied du phare du port. Julie est tout d’abord affolée en me montrant le grand écriteau sur le mur d’en face : « Baignade interdite ». « Ils n’ont pas droit de nager ici. Ils vont se faire disputer » dit la plus petite des Gros, avec un petit air rêveur quand même. Je ne sais pas si elle est inquiète pour la joyeuse bande de baigneurs ou si elle attend qu’ils se fassent punir pour avoir franchi les règles. « Julie » je tente de remettre les choses en place «Si les employés de la capitainerie, qui passent quand même assez souvent, ne disent rien, ce n’est pas nous qui allons jouer le rôle de la police ». Et en plus, le spectacle est plutôt impressionnant et intéressant à photographier. Petit à petit on s’y prend au jeu et on commence à différencier certains meneurs du groupe, qui atteint à présent une vingtaine d’ados et des enfants. Les sauts se suivent et s’enchaînent : galipettes simples, les figures synchronisées, les vols planés, tout y est. Il fait tellement chaud que la seule vue de cette drôle compagnie barbotant dans l’eau nous procure un sentiment de fraîcheur.
Au début de la soirée il est temps d’arrêter nos occupations pour une petite récompense : la glace. Pendant sa visite matinale dans la boutique de SFR, où il a acquit le nouveau modem pour le Carpe Diem, Patrick a retrouvé son glacier préféré de Bastia : situé tout en haut de la principale rue marchande de la ville. On grimpe alors des dizaines et des dizaines de marches pour arriver, tous essoufflés, respirant comme des vieilles locomotives à vapeur (bon, peut-être pas tous, Julie s’en sorte plutôt pas mal), pour découvrir à la destination une porte fermée à quatre tours. Quelle poisse ! Et comme dans le monde entier toutes les routes mènent à Rome, ici, à Bastia, tous les chemins mènent vers la place St Nicolas. Beaucoup plus calme que d’habitude, ce lieu phare de la ville possède un charme incontestable. On se faufile entre les terrasses arborées des restos et des bars, pour en trouver un à notre goût, comme à l’accoutumé c’est le dernier, tout à bout, et devant nos coupes de glaces on regarde les enfants jouer sur le petit aire de jeux et les grands ferries entrer et sortir du port Toga…
Pour ce voyage j’ai prêté à Julie mon premier reflex numérique, le D80 de chez Nikon. Après lui avoir brièvement expliqué les principaux réglages permettant d’éviter au maximum le mode automatique, je trouve que c’est un bon moment pour l’amuser avec les photos un peu fofolles. Patrick étire sa patience jusqu’à 5 longues (pour lui) minutes, avant de nous abandonner et accompagné par Kiki, rentrer au bateau. Il sait pertinemment qu’une fois la séance photo improvisé commence, on ne sait jamais quand elle va se finir.
A nous le flou radial, les longues filets lumineux des phares des voitures et même les photos des fantômes… La nuit est déjà complètement installé quand on décide enfin reprendre notre chemin vers le port, en passant par le bord de mer. Je recule d’un pas pour mieux cadrer un Corsica Ferry quittant le port, quand je trébuche sur quelque chose… « Oh, excuse-moi, Kiki » dis-je en m’apercevant qu’il s’agit de notre chienne, couchée juste derrière nous « Kiki ??? Mais qu’est-ce que tu fais là ? » D’habitude habituée à la vadrouille sur son territoire, notre matelot à quatre pattes devient plutôt sédentaire et timide pendant les voyages. D’où ma grande surprise en la voyant nous retrouver dans une ville qu’elle ne connaît pas très bien. Le sixième sens ou pur hasard … ? Le mystère reste non résolu.
Le matin arrive plus vite qu’on aurait souhaité. On doit quitter le port avant midi et il nous reste encore toute la partie d’avitaillement en eau, les fruits et légumes à accomplir (bizarrement nous avons déjà épuisés les stocks de Port Fréjus, vu que le départ s’est retardé de 5 jours, pendant lesquels on piochait dans nos réserves). Au petit déjeuner Patrick se casse toujours la tête : « Comment ramener plusieurs packs d’eau en disposant de deux paires de mains uniquement ? ». Un peu dans ma brume matinale habituelle, je lui dis: « Pourquoi tu ne fais pas livrer tout ça directement au bateau ? » « Oui, c’est sûr … » me répond Patrick avec une grande dose d’ironie dans sa voix « Tu crois peut-être que le Spar de Bastia va s’embêter à livrer les plaisanciers ? Tu rêves… » « Peut-être » je défends quand même mon idée « Ça ne coûte rien de les appeler ». Plus pour me prouver que j’ai tort que pour vraiment tenter sa chance, Patrick consulte l’internet pour trouver le bon numéro, avant de décrocher le téléphone pour appeler le Spar de Bastia. « Bien sûr qu’on effectue des livraisons » dit la gentille dame à l’autre bout du fil « vous pouvez d’ailleurs faire vos courses entièrement sur l’internet, ou venir au magasin et les faire sur place ». Bingo ! L’idée de pouvoir « se lâcher » en faisant ses courses, en plaine conscience que c’est quelqu’un d’autre qui va les porter est formidable (même si pas tout à fait politiquement correcte). Avec enthousiasme on remplit nos caddies, non seulement des bouteilles d’eau, mais de tous les produits qui vont nous rappeler le goût de la France pendant les semaines à venir. Une demi heure plus tard tous ces victuailles sont sagement déposés au pied de notre bateau. Gratuitement. Elle n’est pas belle la France ?
En sortant du port une prise de décision s’impose : où va t’on aller ensuite. Julie voudrait retrouver sa plage préférée de Corse : la Rondinara. Patrick rêve de glaces italiennes et propose l’île d’Elbe. Moi je suis assez neutre ; « On suit le vent ! ». Malheureusement pour Julie le léger courant d’air , qu’on ne pourrait même pas appeler du vent, favorise le choix de son papa. On part vers l’Elbe. Mais là, on vient de se rendre compte, que le concept de naviguer là où le vent nous mène, même si très tentant et idéaliste, n’est pas vraiment réalisable, ou au moins, pas dans toutes les conditions. Au bout d’une heure Patrick m’annonce : « Oh la, on repart vers le Cap Corse, il faut qu’on vire du bord ». Pas de souci. On fait la manœuvre et au bout de quelque temps les contours familiers du port de Bastia apparaissent à nouveau devant nos yeux. « On est en route pour la Rondinara là… » déclare Patrick « Youppi ! » s’écrie Julie avant que son père ne calme cette joie débordante « …mais on ne peut pas passer à cause de la côté. Il faut virer». On refait la manœuvre dans l’autre sens, pour passer encore à proximité de Bastia. « En fait, – recommence Patrick – on a le vent pour aller à Ponza » « Vas-y » répond-je. Tout serait mieux que de tourner en rond. Quand au bout de quelques minutes il essaye de faire une nouvelle suggestion sur notre route, je pète les plombs « Stoop ! Maintenant on met le cap sur Elbe et si ça passe pas au niveau du vent on mettra le moteur. On navigue depuis 4 heures et on est toujours à 5 miles nautiques de Bastia. Ça suffit comme ça. » Eh oui, si le vent souffle fort, d’une façon bien établie – il n’y a pas de soucis pour suivre sa direction. Mais les jours comme aujourd’hui, avec quelques malheureux 6-7 N de brise thermique, changeant de direction au grès du plaisir et amusement de Dieu Eole, on risque gros de se trouver, en fin de compte exactement au point de départ…
Vers 17h on remet le moteur. La distance diminue vite à présent et les contours flues à l’horizon se transforment en détails d’île d’Elbe. On croise un bateau sous voile avec un pavillon français et je lève ma main en guise de salut. La magie de la mer opère et les deux hommes dans le cockpit lèvent leurs mains à leur tour. C’est comme si tous les marins se connaissaient… J’ai toujours adoré ces petits signes de politesse mais aussi de complicité entre les gens complètement inconnus, comme le petit bonjour entre le randonneurs, par exemple. Ça ne coûte rien du tout mais quel bien fou ça procure…
Quelque temps plus tard, après avoir épuisé la batterie de la nouvelle tablette de Patrick et n’ayant pas trop envie de continuer la lecture du jour, Julie m’entraîne dans un des jeux phares de la dernière année scolaire à Hippolyte Fabre. Il s’appelle « 3 poings de couteau » (non, mais quelle idée!). Il faut taper dans le dos de l’adversaire en déclamant le texte « Trois poings de couteau. De quel poing je t’ai touché en dernier ? » Et là on devine si c’est avec le poing droit ou gauche qu’on a été touché. Un peu bizarre, je sais. Malheureusement pour Julie, j’ai mal compris les paroles du jeu (je suis Polonaise – c’est tout à fait normal) et j’ai cru que c’étaient 3 pointes de couteau. Je m’applique alors avec beaucoup d’effort pour imiter convenablement les pointes de couteau avec les bouts de mes ongles… Mère indigne 🙂
On arrive au mouillage de Marina di Campo en Elbe en début de soirée. Les voisins sont assez nombreux mais on trouve vite une petite place pour nous et on se prépare pour le débarquement. Je ne sais pas qui est plus impatient : Kiki, de redescendre à nouveau sur la terre ferme, ou Patrick, pour manger enfin des vraies glaces italiennes. Comme d’habitude, Marina di Campo grouille de monde, des enfants faisant du vélo, des restaurants pleins à ras bords. Les glaces à la main on parcourt les allées de cette petite ville, on photographie, on lèche les vitrines des petites boutiques avec les bibelots pour les touristes et on prend du temps. Sur la place devant la mairie, un grand concours de tango est en train de se préparer et Julie reste scotchée devant les stands des robes et des chaussures de danse. C’est vrai que le choix et la beauté des accessoires sont exceptionnels, mais Patrick commence à s’impatienter. Nous avons prévus un bon spaghetti pour le dîner et la glace lui a sûrement ouvert l’appétit. On rebrousse alors notre chemin et on reviens vers le port. Au départ on ne remarque rien, mais une fois sûr l’eau, il y a quelque chose qui attire mon attention. Des dizaines de petites lumières effectuant une danse frénétique de va et viens. C’est la houle. Pas une toute petite, qui soulève gentiment le bateau pour le poser ensuite délicatement. Non, une houle « de ouf », qui donne le mal de mer juste en regardant les mâts se balancer, qui fait trembler les intérieurs de tous les placards… une houle qui nous fait manger en tenant fermement nos verres, pour qu’ils ne se renversent pas. La nuit va être longue…
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